
La vie, vue de la mort. (Sabino Cagicos)
Le témoignage d’Anxmadae de Leira [1]
De mon vivant, je me posais la question de savoir ce qu’il adviendrait de moi après la mort.
Je me promettais une autre vie sous la férule d’un Dieu quelconque.
Je m’imaginais aux aurores, heureux d’une jeunesse retrouvée, beau jusqu’au sourire.
Je m’accommodais autant à l’idée de devenir poussière, à jamais enfermé dans un récipient calé dans la roche.
Puis un jour, j’ai levé le camp.
J’appris alors que mon existence se poursuivait par delà les ombres.
Voilà les feuillets de mon journal de bord.
[1] Anxmadae de Leira est l’auteur de « la religion des astres ».
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Depuis l’enfance, mon corps me jouait des tours. Selon une loi vertigineuse, les muscles s’atrophiaient. Dans un même mouvement, les dorsales s’affaissaient. Chaque année, je rapetissais, le dos courbé. Avec le temps, je devins difforme. Tout allait à l’avenant. A la moindre chute, une fracture. Au moindre virus, des veines gondolantes. Sur un simple coup de vent, le poumon en berne.
Adulte, l’horloge s’accéléra. Je perdais l’usage de la parole. Je ne tenais plus debout. Seule se maintenait ma vue, bientôt chancelante.
Sous le coup d’une méchante fatigue, je fus admis au pavillon des mourants d’un hôpital. « Le terme n’est pas politiquement correct mais il correspond à la stricte réalité » admettait son Chef de Service, le Professeur Alistair Ratzol, un homme de petite taille et au crâne dégarni.
Chaque mois, une nouvelle cuvée de moribonds s’installait dans les murs. Dix par génération dont chacune s’étirait rarement au delà de la semaine. Contre toute attente, je tenais bon. Alors que mes voisins trépassaient sans délai, je persistais dans un élan de vie improbable. A la longue, je devins la coqueluche du service. Chaque jour, un conciliabule de médecins se tenait dans ma chambre. Serrés les uns contre les autres, l’on spéculait sur mon sort.
- Notre devoir est de le maintenir le plus longtemps en vie ! s’exclamait le professeur Ratzol. Vu son état, la tâche est ardue mais nous saurons relever ce défi !
- Pensez vous qu’il s’en satisfasse ? interroge un confrère.
- Il n’a pas son mot à dire. C’est moi qui suis aux commandes !
Si ce n’était pas malheureux, je me trouvais à la merci d’un stakhanoviste de la vie à tout prix. Si seulement la maladie ne m’avait pas ôté la parole, je lui aurais dit de ma colère. Tout était clair dans sa tête. J’avais hâte de me fendre.
Malheureusement, je n’ai jamais été chanceux. Plus d’une fois, je tentais de mettre fin à ma vie. Chaque fois, le sort déjouait ce vœu. Des années auparavant, sur la pointe avancée d’une falaise, je guettais le coup de vent qui devait me pousser dans le vide. Comme par hasard, le temps s’assagit. Une autre fois, je cherchais la foudre sous un arbre. Les éclairs s’ébranlèrent autour, me laissant indemne. J’imaginais aussi qu’un pot de fleur mal arrimé sur une terrasse m’étourdisse à jamais. En ces temps d’attaques terroristes, je cherchais encore la balle perdue. Je pris même la plume. J’interpellais les victimes potentielles.
« Je troquerais volontiers votre peau contre la mienne. Je mesure votre appétit de vivre. Ce plaisir de prendre par la main l’être aimé, de le chérir de mots doux, d’applaudir aux premiers sourires de vos enfants, de jouer avec eux, de les voir grandir, de rire ensemble à la vue de vos cheveux blancs. Comme je sais que vous ne souhaitez pas être fauché au détour d’une rue, je suis prêt à endosser votre destinée pourvu qu’elle vous épargne pourvu qu’elle me soit fatale. »
Qui pouvait m’entendre ? Qu’ai je fait pour que la vie s’attarde sur moi ? Je quémande la mort et elle me résiste. Je priais alors les grands dieux du ciel. Qu’ils fussent Indou, mahométan, chrétien ou je ne sais quoi, je les flattais, en jurant de croire. Pas le moindre retour.
Sous la férule du professeur Ratzol, ma vie s’éternisait plus que de raison. Les infirmières suivaient à la lettre ses instructions. Elles remplaçaient les bulles d’oxygène, ajustaient les pansements, me gavaient de médicaments. Chaque soir, lors de sa visite journalière, le professeur fanfaronnait.
- N’êtes vous pas heureux sur Terre ?
De quoi parlait-il au juste ? D’un corps délabré ? Des odeurs fétides s’en dégageant ? D’une bouche empâtée ? D’une gorge ravagée ? D’un cerveau en miettes ? De mes yeux bientôt aveugles ?
- Cher ami, ajoutait-il, rien n’est plus merveilleux qu’un ciel bleu ! Chaque matin, lorsque je me lève, je le cherche. Il s’expose souvent dans toute sa splendeur. Bleu, sans rayure. Parfois un voile nuageux l’étreint. Je le guette plus encore. Je le trouve toujours. Cher ami, vous devriez poser un autre regard sur le monde. Vous devriez l’admettre, vivre est un pur bonheur.
Sans doute avais-je naguère admiré des paysages flamboyants, montagnes, rivières, l’Océan. Mais maintenant, seul un filet de lumière déconfit apparaissait dans les entrelacs d’une vue moribonde.

-
Ma mort ne fut pas une mince affaire.
La première alerte, faute d’expérience peut être, je pensais que c’était la bonne. L’on meurt rarement de son seul bon vouloir.
Au petit matin, un arrêt cardiaque me surprit. Je quittais alors un rêve où une foule anonyme m’applaudissait. Pour éphémère qu’elle fut cette sensation était agréable. Aussi, une fois réveillé, sous le coup de l’émotion, mon cœur s’emballa.
Alors que les infirmières s’affairaient, je m’élevais doucement au dessus du lit. Une irrésistible lumière blanche perçait au loin. Je ne ressentais aucune douleur. La montée au ciel était paisible. En d’autres temps, cet épisode se serait conclu par une mort terrestre. Seulement voilà, la technique fait aujourd’hui des merveilles. Appelé en urgence, le professeur Ratzol pratiqua d’incessants chocs électriques sur mon corps. Naviguant au dessus du lit, je m’en étonnais.
« Pourquoi me triture-t-il à ce point ? Ne sait-il pas que je m’agace de mon existence ? A-t-il seulement idée de mes souffrances ? Pourquoi s’enferre-t-il dans son serment d’Hippocrate ? Le devoir, rien que le devoir même si cela s’applique à un individu fait de bric et de broc ! Mais, au fait, pourquoi me brutalise-t-il alors que je me trouve à deux mètres au dessus de ma carcasse ? » Faute de réponse, je criais à m’en tordre le cou. Comment ? Je ne le sais pas car j’avais perdu la voix depuis longtemps. « Je suis au dessus de vous. Vous ne vous voyez pas ? Seriez vous à ce point aveugle ? » Comme il me malaxait toujours, je l’insultais, des trombes d’injure.
C’est alors qu’une brusque secousse se produit. Puis, une autre. Je basculais sur le lit.
- Ce n’est pas de la tarte, cet homme ! soupira le Professeur en s’essuyant le front.
- Vous êtes un as ! s’exclama une infirmière.
- J’ai fait seulement mon devoir. Voyez vous, avant j’étais gynécologue. J’accompagnais les accouchements. C’est un moment fantastique la naissance d’un enfant. Les premiers bruissements, la vie ! La cinquantaine atteinte, je me suis dit qu’il était temps de s’ouvrir à d’autres horizons. Le pendant de la naissance, c’est la mort, non ? Pourquoi ne pas redonner vie à des corps défaillants ? J’ai pris le virage. Mon slogan, une moitié de vie pour la vie, une autre pour la mort. Sacré défi ! Cependant, le plus souvent mon orgueil en pâlit. Beaucoup de patients m’échappent. J’ai beau leur administrer une dernière cure de jouvence, rien n’y fait. Cependant, cette fois, je suis fier ! Celui là, il était en miette. J’ai balayé l’hydre. J’ai gagné !
Par la faute d’un médecin narcissique, me voilà de retour à la pâle réalité d’une vie dont je ne veux plus. Pendant un mois, je souffrais le martyr. Tout allait à vau l’eau. Je bavais, je crachotais, je vomissais.

Songer la vie, une fois mort. (Sabino Cagicos)
Malgré cela, tous les jours, à six heures du soir, le Professeur Ratzol se rendait à mon chevet, le visage réjoui. J’étais sa relique, son trophée. Il se faisait accompagner par des internes dans le cadre d’un cours d’anatomie in situ. Dans l’agenda du professeur, mention était faite « d’une visite de chantier ». Le professeur retirait le drap laissant apparaître mon corps rapiécé. Certains étudiants reculaient devant un spectacle peu ragoutant. Le Professeur détaillait alors par le menu ce qu’il nommait un exploit.
- Au delà de la médecine, c’est une question d’énergie. Cet homme a senti que celle que je lui communiquais était plus forte que la mort. Le combat était raide, sans merci. Il souhaitait mourir. Je le voulais vivant. Je l’emportais à l’arraché.
Suit une salve d’applaudissement.
Merci la médecine ! Vous m’en direz tant sur l’usage éhonté que vous faites des moribonds.
La deuxième fois, l’attaque cardiaque fut plus violente, plus longue aussi. C’était en hiver. Les médecins se plaignaient d’un temps saumâtre, de la pluie. Depuis une semaine la température s’était effondrée. Ce jour là, l’étincelle prit. Mon encéphalogramme s’affadit, glissant dans les ombres. Déjà ma bouche s’entrouvrait.
- C’est son heure ! soupira l’infirmière de service.
- Détrompez vous ! protesta une collègue. Je cours chercher le professeur. Il le récupèrera même tiède !
Alors que cette dernière quittait la chambre, je retrouvais cette belle lumière entrevue la première fois. Plus dense cette fois, légèrement argentée. Je m’y mêlais, prenant mon envol.
« Adieu mes ossements, soupirais-je. Adieu muscles et chair ! Je ne vous regretterai pas. Vous m’avez fait du mal. Vous m’avez épuisé. Je vous rends votre liberté ! »
Alors que je me prélassais sous un ciel étoilé, des coups de pioche bruissaient.
- Je le tiens ! proclame le Professeur, en écrasant ses mains sur mon torse. Il ne s’en ira pas de sitôt !
C’est ainsi que je revins sur terre, le temps d’une saison.
- Faux frère, tu voulais déguerpir ? s’insurgea le Professeur. Cela ne se passera pas comme tu le crois. C’est moi qui décide ici ! Compris ? Allez, dit-il en s’adressant aux infirmières, faites lui sa douche ! Donnez lui un zeste d’allure !
La nuit suivante, un immense brouhaha s’entendit dans le bâtiment. Des sirènes bruissaient aux abords de l’hôpital. Dans une ronde sans fin, des pompiers convoyaient des brancards les disposant à l’entrée du Pavillon. Bientôt médecins et infirmiers s’agglutinaient dans les allées. Vers minuit, le professeur Ratzol fit son apparition. Silhouette titubante, barbe émergente, rien de son maintien habituel. Des cernes sous les yeux, il fixait des membres arrachés, des intestins à l’air. Un moment, il arrêta son regard sur une femme dont les yeux magnifiques se perdaient dans le vide. Les mains au front, il semblait dépassé par les événements.
- Sérions les urgences ! dit-il en se reprenant.
Une enfilade de blessés défilaient sous ses yeux. Pour chacun, il s’accordait sur un verdict, le graduant selon la gravité des blessures. Chacun était ensuite orienté vers une salle d’opération. De temps à autres, le professeur Ratzol observait la file d’attente. A chaque fois qu’une civière était évacuée, une autre la remplaçait. A mesure que le temps passait, le visage du Professeur se froissait, les yeux rougis.
- Nous n’avons pas assez de place, interrompit une infirmière. Toutes les chambres sont occupées. Peut-être pourrais déplacer notre fidèle mourant ?
- Ah, celui là ! Si seulement sa mort avait évité ce désastre !
C’est ainsi que j’atterris dans un débarras. De là, je percevais des râles, des larmes, des cris. Mon corps ne me faisait plus souffrir. Peut être ne voulait-il pas ajouter de l’indignité à la souffrance absolue de jeunes gens n’ayant rien demandé au destin.
Alors qu’à l’ordinaire les infirmières veillaient à mon chevet, plus personne ne se préoccupait de moi.
Vers six heures du matin, le Professeur entrouvrit la porte du cagibi.
- Ah, tu es là ? Je t’avais oublié, dit-il en s’affalant sur une chaise. Nous allons faire chambre ensemble un moment. Je n’ai pas d’autres endroits pour prendre une minute de repos. Tu sais, pour moi, c’est fini, dit-il en se frottant nerveusement les yeux. Je suis allé trop loin, au delà de qu’il est possible de voir, de comprendre.
Pendant un mois, je côtoyais ces misérables, leurs parents, des proches. J’écoutais leur désespoir, leur colère, leur haine absolue. Pourra-t-il jamais vaincre ses souffrances ? Pourra-t-il jamais se tenir debout ? Pourra-t-elle se reconstruire ? Et l’enfant qu’elle désire plus que tout, verra-t-il seulement le jour ?
Le temps passant, je retrouvais ma chambre mais l’attention qu’on me prêtait n’était plus la même. Le Professeur Ratzol ne me rendait plus visite en fin de journée. Plus de tournée avec les internes. Très occupées, les infirmières faisaient le minimum. Peu à peu, je m’enfermais dans la solitude, un pied déjà dans l’au delà.
Quelque temps après, toujours à la sortie d’un rêve, mon cœur s’emballa. Aussitôt alerté, surgit le professeur, le front en sueur. Dans son regard comme une fêlure, plus rien de son arrogance. Ses mains tremblaient sur mon torse.
- Son rythme cardiaque s’étale, s’alarme une infirmière.
- Laissez moi faire, c’est une question de secondes ! s’exclama le professeur.
Sa respiration prit alors un tour vertigineux. Soudain, un râle. Le visage palissant, les yeux gonflés, le professeur se plaignit d’une douleur au bras gauche. Il me relâche alors. Il m’observe une dernière fois. Bientôt, il s’écroule au rebord du lit.
Ce jour là, d’un même élan, nous disparaissions tous deux. J’oubliais aussitôt mon compagnon d’infortune, j’étais déjà ailleurs.
Légèrement assommé, j’ouvre un œil, du moins, c’est ce que je crois. Devant, le gouffre, un paysage sinistre. Une sordide matière noire court à l’infini. Dans les entrelacs, de rares poches de lumière. Elles disparaissent aussitôt. D’autres jaillissent, fondent autant. Au loin, une étoile filante lâche des tracées verdâtre. Au delà, des éclairs chahutent une touffe multicolore.
Je me cherche, je me tâte. Tête, cou, torse. Mains et pieds. Rien dans mon sillage, rien dans les parages. Une évidence, mon corps a fui dans les ombres.
Du temps de ma vie terrestre, mon corps était malade. Combien de fois ne l’ai je pas maudit ? Ce tronc sans assise, de misérables veines, le teint pâle ! Combien de fois n’ai je pas hurlé de douleur ? Voilà que je ne souffre plus. Ma tête s’est vidée de peines naguère omniprésentes
Je ne sais ce qui m’a pris alors mais j’ai salué le destin. Mille merci au Monde ! ai-je proclamé. Mille merci à vous tous qui que vous soyez, Dieux, Diables, prophètes, mes soeurs, mes frères, les animaux et l’ange que je n’ai que je n’ai jamais rencontré.
Je suis désormais libre comme l’air, tout frais, tout neuf, comme revigoré par une autre vie.
A mille encablures, je poursuis ma route. Des ondes bienveillantes m’emportent. Sous ces latitudes, le temps n’est plus une composante de la vie.
L’on se meut sans horaire, sans objectif, s’en allant.
Tout de même, un trouble. J’ai toute ma tête et pourtant je ne la porte plus. Alors que mon cerveau s’est éteint, ma mémoire tourne sans peine. Je ne comprends pas davantage cette vue de lynx qui me fait voir sans encombre les profondeurs du ciel.
N’a-t-il jamais existé sur Terre des êtres indéchiffrables ? Je me souviens de rumeurs, de bruits. Des formes intelligentes se répandraient selon des dimensions inconnues. Je m’imagine moins humain que je ne le fus alors. J’explore des pistes. Je flatte la pensée d’un ufologue. Selon ce dernier, l’homme tiendrait ses origines d’un éclat sourd à l’aube de l’univers. Je me noie encore sous la coupe d’un biologiste, friand d’hypothèses scélérates.
Que suis je ? Je cherche un indice, une lueur. Bientôt je m’enlise.
Pendant ce temps, ma silhouette invisible vogue imperturbablement. A la vue d’une étoile, je me ranime. Son alliage légèrement bleuté me surprend. Une sorte de miroir rebondit sur son torse jaunâtre.
Je me découvre alors. J’observe le vide, plus rien de moi. Cette fois, j’en suis sûr. Je suis radicalement mort.
C’est donc cela, la mort ? Vous avez toute votre tête mais vous n’êtes plus de chair ?
Un accès de nostalgie brouille ma pensée. Si délabré fut-il mon corps composait mon identité. Je ne m’en accommodais pas mais malgré tout, il me ressemblait.
Que reste-t-il d’un homme sans corps ?
Dieu ne se prévalait-il pas d’une vie après la mort ? Je m’entête dans la folle conviction que je suis fait de sa matière. Je me complets dans un orgueil dérisoire. J’ai toute ma tête et je suis mort n’est-ce pas miraculeux ?
Le temps passant, la réalité d’une vie sans vie m’invite à plus de modestie. Je songe à la Terre. Défilent des lumières, un arc en ciel, la vue d’un océan fougueux, un sourire, un rire, un fou rire.
Qui ne prêtera jamais attention à la mémoire du passé ? Des particules invisibles ? Un condensé d’hélium ? Cessons la plaisanterie ! Je suis d’une autre matière, plongé dans autre monde. Ailleurs, au delà de tout.
Je forme alors un vœu. Je conviens de me glisser dans cette nouvelle vie légèrement, gaiement.
N’est ce pas un heureux bonus à une mort que je croyais définitive ?
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Depuis combien de temps suis je dans l’espace ? Autant je garde intact les souvenirs de ma vie terrestre, autant je ne me souviens pas de la date de ma mort.
Suis je mort hier ? L’année d’avant ? Après ?
Je cherche un point d’ancrage, une heure. Je compte de un à dix, de dix à cent. Je m’embourbe.
Connaître la date de sa mort devrait être un droit imprescriptible attaché à chaque homme. D’ailleurs, ce qui reste d’une vie, c’est souvent une pierre tombale. Gravés dans le marbre, naissance et mort.
C’est vrai, je n’ai pas assisté à mon enterrement. Si cela avait été le cas, je n’afficherais pas cette invraisemblable ignorance. C’est curieux ! Je me souviens du temps de vie de mes parents, de mes grands parents. Sans peine, je remonte à la sixième génération. Déjà le Moyen âge.
Rien ne semble m’extraire d’une sourde inquiétude. Pas même la vue d’une étoile volage. Seul compte dans mon âme rabougrie le besoin de connaître mon temps de vie sur Terre.
Je tranche autoritairement. Je m’octroie des dates. Le 1er janvier de l’année, chacun se sent léger. Tout le passif de l’année précédente semble d’un trait effacé. Tout bien considéré, je me déclare né un 1er janvier. Selon une même logique, je fixe au 31 décembre la date de mon envol.
Reste l’âge.
Là encore, l’incertitude. Je ne sais plus si j’avais vingt ans ou soixante ans à la date de ma mort. Vraiment, je l’ignore. Ai-je la pensée d’un vieillard ? Suis je d’un esprit jeune ? Je m’abime en suppositions. Finalement, je choisis une date équitable. Je suis mort à 50 ans et une seconde. 50 ans et 5 minutes car entre le moment où j’ai pris cette décision et celle de m’y tenir, le temps s’est écoulé. La cinquantaine me convient. J’aime l’idée d’une mort à la croisée des chemins. Je me sens mieux.
Comme en écho, un vent cosmique me porte. Seul à cinquante ans et des poussières, j’arpente l’univers, seul à la gouverne.
Ce moment de bonheur est éphémère car dans le ciel le plus grand défi est de tenir mentalement contre un ennui vorace.
Comme je n’ai personne à qui parler, je m’entretiens tout seul sur mille sujets. Tour à tour narrateur et contradicteur. Des questions fusent. La vie m’a-t-elle jamais comblée ? Compte tenu de ma pâle existence sur Terre, je réponds défavorablement. Un doute. Fouler le sol terrestre a été une expérience inouïe. Du reste, si je n’avais pas vécu ce moment, je ne serais peut-être pas là. La vie sur terre précéderait-elle toutes choses ? Je plaide le pour et le contre. Je m’embourbe. Je reviens à la case départ. L’imagination chancelante, chacun sujet revient inlassablement. Chaque fois, je reprends le fil. Je charge l’argument, le détricote. Au dixième tour de piste, ma pensée se fige.
A quoi bon ?
Chute verticale ! Un brouillard en suspens dans mon âme. Même à l’époque de mon corps délabré, je n’avais jamais éprouvé pareil sentiment de confusion. Bien sûr, ce malaise est invisible car je suis techniquement mort. Rien ne laisse paraître sous mon étoffe un moral en berne. Nulle moue dans le viseur.
Bientôt ma pensée se vide. Je vogue sans joie. Je n’ai plus envie de rien. Je veux mourir mais comment rajouter la mort à la mort. Malgré tout, je fais le mort. Je m’endors à mes côtés. Je ne pense plus, je ne parle plus, je n’ai plus de corps. La mort m’enlace, silence éternel.
Ce même silence est une constance dans le ciel. Aucun bruit, aucun bourdonnement, nul acouphène.

-
C’est alors qu’une voix m’interpelle. Je regarde dans toutes les directions. Je force la vue. Par delà les ombres, je vois un fil de lumière. Il s’éclipse, revient, disparaît. La voix retentit encore, se rapproche. Le timbre est indistinct, mi homme mi femme, plutôt nasal.
- Qui êtes vous ? Je demande.
- Vous parlez de moi ne vous sera d’aucun secours.
- Vous me voyez ?
- Pas du tout ! De toute façon, cela ne m’intéresse pas.
- Comment pouvez vous me parler alors que vous ne me voyez pas ?
- Je ne le sais pas davantage. Ici, l’on sait presque rien. Toute réponse étant superflue, j’évite ce genre de question.
- Où sommes nous ?
- Ne posez pas des questions auxquelles personne ne vous répondra jamais. Nulle part, voyons !
- Dans le ciel comme même ?
- Le ciel, c’est une idée romantique que les terriens ont créé de toutes pièces ! Mieux vaut parler de vide infini. Je l’arpente depuis longtemps. On croit toujours en finir. Pourtant on persiste inlassablement dans une nuit sans fin. De temps à autres, des étoiles vagabondes vous redonnent un peu d’espoir. Mais aussitôt apparues, elles disparaissent. Revient la nuit noire, plus cinglante encore. Elle vous enrobe, vous étouffe, vous submerge. C’est alors que prisonnier par l’effroi, vous méditez sur votre sort. Vous songez à la mort comme à un paradis perdu. A une mort totale de telle sorte qu’il ne reste rien de ce que vous étiez auparavant. Malheureusement, vous êtes défait de tous vos membres et votre pensée court toujours comme par miracle. Si la liberté m’avait été donnée, j’aurais pris le large pour de bon. Seulement voilà, ici, l’on vous accable d’un semblant de vie.
Soudain un silence. Un fil lumineux revient, se tord dans l’espace.
- Vous êtes toujours là ?
- A mes dépens.
- D’où venez vous ?
- Je suis originaire de la Terre comme d’autres de l’Alpha de Centaure comme d’autres d’un autre univers enfoui sous le nôtre.
- Je suis aussi né sur Terre…
- Heureuse nouvelle ! Nous sommes au moins deux Terriens.
- Deux ?
- Vous êtes le premier que je rencontre. Si l’on s’en tient à une logique cartésienne, un et un font deux. Seulement voilà, ici, ce peut être l’inverse.
- Avez vous croisé des personnes venues d’ailleurs, je veux dire, des voix ?
- Non ! Et, je ne le souhaite pas. Je ne suis pas chaud pour les discussions absurdes comme celle que nous avons en ce moment. Comme on ne maitrise rien dans ces parages, à quoi bon s’étendre ? A quoi bon rencontrer une autre personne si celle ci est autant invisible que soi même. A quoi bon débattre alors que nous sommes pareillement ignorants ?
- Passons le chemin alors.
- C’est l’idée que j’ai en tête depuis que je vous ai rencontré, prendre la tangente. Pour une raison que j’ignore, je n’y arrive pas. Je suis collé inexorablement à vous.
Soudain un silence.
- Par quel curieux hasard vous vous trouvez ici ? Je demande.
- Le hasard, vous dites ? La mort n’a rien à voir avec le hasard. Quoique l’on entreprenne, la mort s’annonce. Dites moi, quelle fut votre vie sur Terre ?
- Oh ! Ma vie sur Terre n’était pas gaie. J’ai passé l’essentiel de mon existence au lit. Mon corps ne tenait pas à la vie mais d’autres me l’imposaient. Ma route vers la mort a été un chemin de croix. Un jour enfin, le grand saut. J’ai vécu cela comme une libération. J’ai plongé dans l’inconnu avec joie. Certes je m’ennuie un peu. Mais comparé à la vie que je menais sur terre, je ne souffre plus. C’est pas mal !
- J’ai vécu un siècle sur Terre et, ma foi, j’ai très bien vécu. Une vie de patachon, de rente. Je n’ai jamais travaillé. Je n’ai jamais rien fait, rien entrepris. Une raison philosophique m’en empêchait. Entre les mailles, une évidence ! Pourquoi construire alors que tout est promis pour être éphémère ? Du coup, la Terre était pour moi une aire de jeu. J’ai gouté à tous les plaisirs, sans état d’âme. J’en raffolais à tel point que j’oubliais l’essentiel, la vie est un horizon fini. Cela m’a vraiment peiné de mourir. Je me suis toujours refusé à ce destin banal, absurde, grotesque. Vous êtes doté d’un corps, d’une âme, d’une intelligence et on vous renvoie au néant. Pourquoi et de quel droit ? Pourquoi ai je été amené à disparaître alors que je ne faisais rien de mal sur Terre ? Je vous le jure, je me suis toujours comporté avec droiture. Pas de traitrise, aucun geste malheureux. Je filais doux sur Terre. Certes, j’étais un peu égoïste mais je n’ai jamais fait de mal à mon prochain.
Peu à peu sa voix s’affaiblit. Puis, un silence. Le filet de lumière disparait. J’appelle mon interlocuteur. Aucune réponse. Je renouvelle l’appel.
Au bout d’un moment, je sens une onde, un léger coup de fouet sur un dos imaginaire. Bientôt elle m’entraine vers un amas lumineux. Comme je m’en rapproche, la lumière se fait plus intense. Presque aveuglé, je cherche à voiler mon regard mais comment le pourrais je ? Je n’ai plus de main. Rien pour me mettre à l’abri. Je souffre affreusement. Une souffrance aberrante car depuis longtemps je vogue sans yeux, sans armature.
Subitement, ma course s’arrête. Longtemps je reste devant cette lumière omniprésente. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je médite.
Selon mes calculs, deux ans se sont écoulés depuis mon envol. Deux années au cours desquelles mon activité mentale, diurne et nocturne, s’est concentrée essentiellement sur ma vie Terrestre. Selon le cadre que je me suis fixé, j’ai 52 ans, bel âge dans le monde des vivants. Age dérisoire en ces lieux incertains.
C’est étrange. J’ai le souvenir d’avoir entendu une voix mais je ne me souviens plus la discussion. Qu’ai je dit ? Un flou gigantesque. Je n’en sais rien. J’en conclus qu’il doit s’agir d’un rêve fugace.
C’est alors que une autre voix perce à travers le jet lumineux, un peu veloutée, légèrement grave, celle d’une femme ou d’un homme.
- Tu n’avanceras pas si tu ne déclines pas ton identité. Nous tenons l’espace entre nos rets ! Nulle possibilité pour toi d’aller vers l’au delà si tu ne réponds pas !
L’au delà ? Existerait-il un delà à ce monde funeste ? Cette incidente me réjouit. Je réponds sans attendre.
- Je m’appelle Jules, je viens de la Terre, aux confins de l’Europe un petit pays, la France. Je vogue dans l’espace depuis deux ans.
- Quel âge avec vous ?
Dans un sursaut, je décide de me rajeunir. C’est infantile, je le reconnais, mais cela fait plus frais. Je me dis que mon interlocuteur devrait y reconnaitre un surcroit d’énergie. De toute façon, comme il ne peut pas me voir, le mensonge s’impose sans encombre.
- Quarante ans, je suis dans la force de l’âge. Et vous ?
- Honnêtement, ce n’est pas d’une grande utilité ici. Quelque qu’âge que vous ayez, vous vous ressemblez comme au premier jour. Pas à vous même mais à rien du tout. Votre premier jour dans l’après monde est celui d’une inexistence physique que rien ne viendra démentir. Pour des raisons étonnantes, nous gardons la voix, la vue. Certains s’en satisfont. Pour ma part, je ne peux me réjouir d’un spectacle sinistre à souhait. Lorsque je vivais sur Terre, j’imaginais la mort heureuse. Je croyais naïvement à de belles lumières, un rivage s’étirant vers un coucher de soleil, des sourires, des rires, le sable fin, une mer turquoise.
- Regrettez vous votre vie d’antan ?
- Mon passage sur Terre, c’est de la vieille histoire. D’ailleurs, je ne m’y plaisais pas. Ce que je détestais le plus, c’est la sacralisation de l’homme, cette vision totalitaire qu’une espèce dominerait les autres. C’est pourtant simple. Il n’y a pas que les hommes sur Terre. N’a-t-on jamais pensé à l’esprit des crapauds, des rats ? Ne forment-ils pas selon des dimensions inconnues des rêves bien plus puissants que celui des hommes ? Les fourmis sont elles sottes alors que leur forteresse précède d’un million d’années la première jamais édifiée par l’homme ? N’ont-ils pas autant droit au chapitre ?
- Ce voyage dans l’espace me rend confus.
- Détrompez vous, cela n’a rien d’un voyage, c’est un aboutissement. Alors que sur Terre, votre temps est méticuleusement compté, quelques décennies. Ici, il se déroule à l’infini.
- Tout cela me semble invraisemblable.
Je me fonds dans un silence puis je me reprends.
- D’où venez vous ?
- D’Augurta, Planète Terre.
- Augurta ?
- Vous ne connaissez pas ?
- Aussi loin que mes souvenirs remontent, je n’ai jamais entendu parler de cette ville. En Grèce, peut être ? Remarquez, je ne suis pas excellent en géographie.
- Ce n’est pas une ville ! C’est un pays, le pays !
- Un pays ? Je me souviens d’avoir entendu quelque temps avant ma mort que la Terre comptait 193 pays. Ce chiffre m’avait marqué. Je ne savais pas qu’elle en hébergeait autant. Laissez moi réfléchir, selon mes souvenirs, je ne vois pas d’Augurta sur le planisphère.
- Vos informations datent de quand ?
- Du XXI ème siècle !
- Vous disiez que vous avez quarante ans ?
- Si c’est cela l’erreur, je m’en vais la corriger. Je me suis affublé de cet âge par coquetterie. En fait, j’ai retranché une décennie, je me rajeunis. C’est un petit plaisir peu coûteux, pas méchant.
- Cinquantenaire ?
- Ne me vieillissez pas trop, je compte bien sur la jeunesse pour garder l’esprit vif.
- Vous n’y êtes pas du tout ! Je le crains. Comment est ce possible qu’à votre décès la Terre comptât 193 pays alors que je suis plus jeune que vous, beaucoup plus jeune ?
- Comment puis je savoir que vous êtes plus jeune que moi, je ne vous vois pas.
- J’ai quitté la Terre en 2260, à l’âge de 100 ans. Je vous laisse calculer. A un chouia prêt, vous êtes mon ainé de 2 siècles.
- Comment est ce possible ?
- La nature, voyez vous. C’est tout simple. Tant que le soleil existe, la Terre se meut. Remarquez, notre différence d’âge est insignifiante. Lors de l’un de mes passages aux antipodes, j’ai rencontré des êtres frisant les dix mille années de vie. Ils conversaient avec d’autres de mille ans plus jeunes que moi. Ils s’interrogeaient ensemble sur une étoile qu’ils avaient vu filer au cours des âges. Où se trouve-t-elle après tant d’effroi ? S’interrogeaient-ils. Ils en débattaient durant des siècles. Les siècles s’en allant trop vite, je me suis replié dans les entrelacs d’une nébuleuse.
- J’avais déjà l’esprit confus mais cette fois je crains la folie.
- Nulle folie, simple réalisme.
- J’ai donc deux cent cinquante ans. Ma vie se prolongerait-elle bien au delà du plafonds de verre ?
- Cessez de vous envisager comme un Terrien. Vous avez totalement perdu cette identité !
- Que voulez que je fasse ? J’ai toujours de l’émotion en pensant à la Terre. Malgré tout, j’y avais mes assises. Souvent elle me manque. Pourriez vous me parler d’elle ? Lorsque je l’ai quitté, la situation était assez tendue. L’on s’inquiétait alors du réchauffement climatique, des dérives religieuses, du terrorisme. Remarquez, pour moi, tout cela était abstrait. Depuis mon lit d’hôpital, je ne percevais rien. L’on m’a dit un jour que le ciel était moins bleu que d’habitude. Puisse se t-il ne pas devenir sombre nuit et jour, me suis je alors dit ?
- Je me demande parfois comment la Terre fonctionnait à votre époque. 200 pays souverains est ce raisonnable ? Du gaspillage, non ? La facture devait être lourde. Heureusement, le monde s’est assagi. Il fallait seulement y penser. Comment trouver le fil de ver si on ne travaille pas ensemble ? A votre époque, les scientifiques collaboraient déjà entre eux indifféremment des frontières. D’une certaine manière, ils préfiguraient ce qui allait se mettre en place des décennies plus tard pour les Etats. Pendant cette période, vous serez étonné d’apprendre qu’aucune grande guerre mondiale n’a endeuillé la Terre. Certains auguraient le pire et pourtant les choses se sont passées sans heurt. Les décennies passant, beaucoup se réveillèrent avec d’étonnants refrains. Quelle importance d’être allemand si l’on peut être autant français ? Quelle fierté d’être blanc plutôt que noir ? Pourquoi se soumettre à un Dieu plutôt qu’à un autre ? Pourquoi croire en Dieu plutôt qu’en toutes choses raisonnables ? En apparence insolubles, ces questions ont été réglées. Peu à peu, les certitudes s’effondrèrent. Chacun pouvait se réclamer de son prochain comme de soi même. Finalement, il devint inutile de s’affirmer dans un sens certain. Par glissement, la souveraineté des Etats céda. Malgré tout, le souvenir du temps passé se perpétuait à travers des récits épiques, de longs poèmes. On s’amusait d’un jeu à quatre, d’un pacte à dix, des coups de butoir. L’un dominait l’autre ? L’autre remportait la mise. L’autre guettant. A la longue, tout cela devint dérisoire.
Pareillement religions et croyances chavirèrent sur un même banc de sable. L’on admit que les Dieux n’avaient pas l’aura qu’on leur prêtait. Mais tout, leur vie des prophètes restait remarquable. En juste reconnaissance, l’on expurgea de leur biographie leur côté céleste. L’on en fit des artistes. Finalement, l’homme s’accommoda sans peine d’un monde sans Dieu, sans saint. Dans un même temps, les pauvres s’affranchirent de leur pauvreté. Les riches se noyèrent dans la mêlée. Le beau bal !
- Comment tout cela est arrivé ?
- Je veux croire à une espèce de fatalité qui vous tire inexorablement dans le bon sens. Mais attention, depuis l’inconnu un autre mal s’annonçait. Quand la vie sur Terre fut rendue facile, douce et légère, vint une canonnade. On croyait en avoir fini avec la nuit noire que celle-ci réapparaît de manière dématérialisée, plus redoutable encore. Ne voilà-t-il pas qu’un mal vorace se glisse parmi les interstices. Bientôt il nous attire vers un puits sans fonds. Une plongée insensée qui se termine dans un entrelacs de dimensions inconnues. Nous ne savons plus où nous sommes, qui nous sommes. Un brouillard opaque étouffe l’horizon. Déjà des groupes se forment, composent. A chacun son camp. Un camp retranché aux murs infranchissables. Impossible de nous extraire. Et c’est alors le monde se fracture en trois valeurs supposées fondatrices. J’ignore les raisons qui m’ont rangé dans la valeur 2. J’en ignore tout autant sa signification. De toute façon, je n’ai pas le choix. Au fil du temps, chacun s’accommode de sa valeur sans mot dire.
- Je ne comprends rien à ce méli mélo.
- Allons donc, vous êtes bien plus âgé que moi, vous devriez comprendre.
- Comment des pays si puissants ont-ils pu disparaitre en un coup de vent ? J’avais l’impression qu’ils tiendraient, passé le siècle.
- Rassurez vous, l’honneur est sauf. On a créé un jeu en leur mémoire. Je suis les Etats Unis, tu es la Chine, je te tiens par la barbichette.
Soudain, la voix de mon interlocuteur s’éteint.
Maintenant un son sourd et continu.
Je reste paralysé sur place. Cette conversation m’avait ébranlé. Moi qui étais en manque de sujet pour tromper mon ennui, cette fois mon cerveau bouillonnait de toutes parts.

-
Plusieurs fois, lors de mon existence terrienne, j’imaginais le futur. A aucun moment ne me vint l’idée que l’Histoire de la Terre se défit si facilement. Mon interlocuteur n’avait même pas mentionné la France, mon pays. Que restait-il d’un inimitable souffle ?
Jamais depuis mon envol je n’avais connu un tel choc. Cette nouvelle m’était insupportable. J’avais déjà accepté l’idée insensée de n’être qu’une onde volage dans le ciel. Maintenant je devais autant balayer de ma mémoire toutes mes connaissances, tout ce qui me constituait.
Je pris alors conscience à quel point j’étais fier de mes racines, de mon pays, de ma culture. J’aimais mon monde même si je la savais chancelant. J’aimais l’idée qu’il se perpétuait par delà les âges. J’aimais la vie même si j’évoluais en sa périphérie, les yeux bandés. Désormais orphelin, je pleurais dans ma tête. Plus que des flots, des bourrasques fouettant le vide sidéral.
L’idée qu’il fallait désormais se dimensionner en un seul chiffre m’était insupportable. Comment s’habituer à des entités de valeur dont on méconnait le sens ? Quel misérable destin l’homme s’est-il fait ! S’est-il rendu coupable de quelque acte effrayant ?
Qu’importe, la messe est dite !
J’ai 250 ans. C’est beaucoup trop. Je me contenterai volontiers de la moitié. D’un tiers plutôt, ce tiers que je crois avoir vécu.
Je résume mon histoire. J’ai deux cent cinquante ans dont seulement une infime partie m’est connue. J’ai beau cherché les aventures qui auraient marqué ces deux siècles. Je vois un blanc, un silence. Peut être ai-je regardé trop longtemps une étoile filante ? Aveuglé par sa beauté, peut-être n’ai je pas compris que le temps fuyait sous son étoffe ? Peut être ai je vécu une autre vie dont je ne me souviens plus de rien ?
Je médite, les yeux fixés devant une géante gazeuse gorgée de méthane. Sur sa carapace, un vent furieux. L’étoile souffre, s’étiole, soudain se rétracte. C’est alors qu’une effroyable explosion balaie le ciel.
Je suis propulsé en arrière. Je tangue de manière erratique tantôt vers la gauche, tantôt la droite. Pour une toute première fois depuis mon envol dans l’espace, je suis sonné. Une espèce de migraine s’empare d’une tête que je n’ai plus. J’éprouve des douleurs au ventre alors que j’en suis dépourvu depuis deux siècles. Le mal se répand. Je ressens des frottements au dos, aux jambes, aux pieds. La douleur s’aiguise. J’appelle au secours, réclame une piqure, de la morphine. Je pleure en vain.
Je reste longtemps prostré. Tout ce temps, je parcours ma vie avec une insistance obsessionnelle. Pourquoi ai je été impotent du temps de ma vie terrestre ? C’est la première fois que je me pose cette question si crûment. Ai je été victime d’un ADN chancelant ? Ai je été prisonnier de pathologies familiales ? Je réfute cette piste. Tous mes ancêtres ont frôlé la centaine sans la moindre égratignure. Alors, pourquoi ai je été malade si jeune ? Pourquoi suis je damné ? Une intense émotion chevauche mes pensées. Je considère mille pistes possibles sans qu’aucune bouscule l’essentiel, mon ignorance total sur le sort qui m’a été jeté.
Je reprends mon chemin.
Longtemps, je navigue entre des galaxies. J’en croise une centaine d’envergure inégale, certaines orangeâtes, d’autres diaphanes. Dans leur sillage, des milliards d’étoiles. Sous leur coupe, des planètes à foison, des gazeuses balayées par des vents violents. L’âme triste, je les survole. Pas le moindre verre de terre, ni un zeste de vie. A longue, je ferme mes semblants yeux. Je me plonge dans le noir, des années durant, peut être plus.
Un jour du temps cosmique, j’entends une voix douce, légèrement chantante.
- Ce que je cherche c’est de savoir si j’étais un homme ou une femme. C’est simple, non ? J’ai vécu plusieurs décennies sur Terre. J’ai plein de souvenirs, trop de souvenir mais celui ci m’échappe. J’ai examiné mille fois le sujet. Je termine toujours sur un blanc.
Je l’interpelle alors. Il ne répond pas. Il semble ne pas m’entendre.
Il poursuit, la voix plus ample.
- Plusieurs fois, je me suis dit. Tant pis, je choisis mon genre. Je suis une femme. Une autre fois, un homme. Chaque fois, le temps passant, mon identité se désagrégeait. Ce je me figurais être une femme glissait sous un corps velu. Ce que je croyais être un homme s’augmentait d’une paire de seins. Je reprends tout à zéro. Je me déploie sous une autre voilure. Là encore, l’échec. Je me dis, je suis peut être des deux bords, mi homme mi femme. Je fais route ainsi. Vint une migraine. Une douleur insurmontable que je n’avais jamais connue auparavant. Je veux m’arracher la tête, me détruire. Je le fais par la pensée. La souffrance décuple, m’inonde. Longtemps, je crie. Au bout d’un moment, je regarde l’horizon. Un voile étrange perce à l’est. Je me laisse emporter. La question qui auparavant me troublait disparaît. Comme par miracle. Je n’ai plus le souvenir de mon trouble, plus le souvenir de rien.
Survient une autre voix, de l’émotion entre les mots.
- Sur Terre, j’étais noir et fier de l’être. Au début, je dois le reconnaître, cette peau m’encombrait. Tout le monde cherche à se simplifier la vie, non ? Longtemps, je me serais contenté d’une noirceur moins carrée, d’une blancheur de circonstance. Et puis, de vexation en discrimination, j’acquis la conviction que ma condition était la pièce maitresse de mon destin. Ce que l’on me reprochait a mi mot, sous un voile de fausse pudeur, devint une force. Une incroyable chance s’étalait sous mes yeux. Je n’avais qu’à la saisir. Je me réinventais alors. Je vantais ma couleur, l’exposant à tout vent. J’étais heureux comme jamais. Heureux sur Terre. Heureux de chaque instant, du temps futur. Mon monde brillait d’une lumière inédite jusqu’au jour où je me suis pris une bricole dans le cœur. Apparemment, mon comportement n’était pas de mise dans toutes les chaumières. Cela n’a pas trainé. Je ne fis pas les cent pas avant de flancher. Lorsque je me suis réveillé, j’étais deux fois plus heureux. Ma noirceur se confondait à un monde infini de noirceur. Jusqu’à la fin du monde, le monde était noir. Je félicitais le sort jusqu’au moment où je ne me reconnus plus. On m’avait enlevé ma carapace, le meilleur de moi même.
La voix s’étiole, disparait. Une sorte de neige cosmique noie le paysage. Pris de peur, je m’en écarte.
A partir ce moment là, il s’est passé un événement inouï dans mon temps céleste. Je décidais de barrer la route à toute force de pensée même minimale. Un choix autoritaire, une décision raide. Pendant deux ou trois siècles, je n’ai plus jamais évoqué la petite personne que j’ai été. Je ne me hasardais plus à d’inutiles réflexions sur ma vie terrienne. Je me confondais à une indéchiffrable particule comme il s’en compte des milliards sous ses latitudes. J’acceptais mon effroyable destin. J’admettais mon inexistence. Seul me parvenait le bruit sourd des fins fonds de l’univers.

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Un jour d’une autre époque, des voix des bruissèrent, des aiguës, des graves, déjà s’empilant. Elles se chevauchent. Certaines dominent puis glissent dans les ombres. D’autres jaillissent, s’étoffent.
- Qui êtes vous ? demandent-elles avec insistance.
- Je m’appelle François. Selon ce qu’on m’a été rapporté, j’ai 250 ans dont cinquante passé sur Terre. Remarquez, je ne suis pas clair dans le décompte. Il est probable que j’arpente l’espace depuis mille ans.
Malgré cette invraisemblable imprécision, j’étais fier d’une présentation à l’élan céleste. Pour une fois, j’assumais ma nouvelle identité.
- Pourriez vous me dire si Jules César a franchi le Rubicon ?
- Il l’a bien franchi. Il a même porté sa voix, Anerrifthô Kubos. Cependant, je n’y étais pas. Cela ma été conté.
- Qui d’Alexandre et de Darius a gagné la bataille de Gaugamèles ?
- Malgré un rapport de force défavorable, le Macédonien a vaincu l’empire perse achéménide. Quelque temps après, Alexandre fit son entrée à Babylone gonflé d’une fantastique espérance, l’alliance entre l’Europe et l’Orient.
- Pourriez vous me dire où se trouve la tombe de Gengis khan ?
- il est mort lors d’une partie de chasse. Nanti de son corps défait, ses compagnons traversèrent la steppe. L’on ne sait où ils laissèrent le cadavre car jusqu’à leur mort, jamais aucun n’éventa le secret.
- Napoléon, a t-il été assassiné ou est-il mort de sa belle mort ?
- Il y a mille façon d’exécuter un homme. En l’exilant à Sainte Hélène, on ne se serait pas pris autrement.
- Hitler s’est-il suicidé ou a-t-il mené grand train à Rio de la Plata ?
- J’incline à penser qu’il s’est suicidé pour une raison simple. Il était malade, très malade. La maladie a ceci de bon. Elle emporte même les plus vils dictateurs.
- Kennedy, a-t-il assassiné par deux ou trois personnes ?
- Vous plaisantez ! Oswald était un excellent tueur !
- Robert Kennedy ?
- Comme son frère, il se savait condamné.
- Martin Luther King ?
- Laissez mois vous rapporter la citation d’Achille que ce même Robert Kennedy a cité lors de l’annonce de l’assassinat du défenseur des droits civiques.
- Le 11 septembre, dites nous une bonne fois pour toutes quelles sont les vrais responsables de l’affaire ?
- Voulez vous que je fasse un cours d’histoire par le menu, reprenant la bête depuis ses origines ? Chronologiquement ? Par thématique ? Je peux me prêter à tous les exercices que vous souhaitez mais cela n’a pas de sens. Ne comptez pas sur moi pour vous signaler de vrais ou de fausse vérités ! D’ailleurs, cela ne m’a jamais intéressé de savoir qui de Mao, de Staline, de Hitler se copiait. Et puis enfin, ceux qui n’ont pas vécu sur Terre pourraient trouver la sauce inconvenante.
C’est alors que mes interlocuteurs dont je méconnaissais le nombre comme l’allure se répandent dans un rire titanesque.
Dérangées par le chahut, des étoiles s’ébrouent dans le ciel.
Qu’avais je dit de comique ?
Je les interpelle mais le bruit de leur rire étouffe ma voix. Alors je les ai laissé faire une saison ou deux.
Je me tenais devant. Dans mon imagination, les bras croisés. Quand finalement, ils se turent, j’avais oublié mon propos.
Tel un rêve étrange, je me souvenais seulement des grandes figures qui avaient parsemé l’histoire de la Terre. Des héros, des savants, des artistes. Grognons, des dictateurs, des tortionnaires, des fous, des demi Dieu. Un flux continu d’hommes, de femmes. Des enfants ceints de gloire avant l’âge. Au milieu de la mêlée, je voyais l’homme que j’étais. Juché sur un trépied, je les admonestais. « Avez vous conscience de ce que vous avez fait ? Nous aurions pu continuer à vivre parmi nos frères, les animaux, cinglant dans la steppe, guettant la nuit. Pourquoi avez voulu rendu la lumière si peu naturelle ? »

-
Alors que je chahutais les mille cerveaux qui ont fait le monde, une lueur d’espoir vint à ma rencontre.
Au loin, une étoile dense d’aspect orangeâte. Des lumières répétitives glissent sur un torse brulé, encombré de volcans éteints. En son milieu, une ouverture d’apparence opaque, ceint de nuages. Déjà le voile se dérobe. Bientôt, un paysage bucolique dévoile une campagne charnue. Des arbres élancés et touffus s’ordonnent le long d’allées. En leur contrebas, un alliage réjouissant de tulipes, de bégonias et de roses. Les fleurs se répandent jusqu’à des maisonnées colorées. L’une jaune, l’autre verte. D’autres au toit de chaume. Au rebord d’une fontaine, un homme comme j’en avais le lointain souvenir, assis sur un banc. Visage serein, regard affable. D’autres hommes observent le ciel. De tous âges, de toutes sortes, grand, petit. Une joue noire, l’autre jaune. Le front basané, les oreilles jaunes. Les lèvres rouges, les cils verts. Ils se frappent à l’épaule, ils rient à la volée.
Plus loin, au milieu d’acacias, une femme belle comme le jour, sourire généreux aux lèvres. Ses mains caressent le vide, froissent l’air.
Je n’ai pas honte de le dire. A Ce moment là de mon existence interplanétaire, je pleurais de joie. Je retrouvais le monde d’antan dans son meilleur aspect, imperturbable par delà les âges. Vous ne pouvez pas imaginer comme j’étais alors heureux. Les infortunes du passé se trouvaient d’un trait balayé. Ma pauvre vie sur Terre, ma désespérante solitude d’aujourd’hui avait disparu. Seul dominait les mains soyeuses de cette femme.
Je pleurais dans ses bras. Tel son bébé, me ballotant dans tous les sens, glapissant.
- Prend ton temps. Reprends des forces, dit-elle.
Je m’agitais plus encore.
- Le moment venu, tu viendras te joindre à nous, plus vivant que tu ne l’as jamais été. Plus rien alors ne s’opposera à ton bonheur.
Je retrouvais mon calme. Je restais longtemps dans ses bras.
Mille ans s’écoulèrent avant je ne reprenne position dans le ciel. Cette fois, je ne me confondais plus avec une onde dans l’espace. J’entrainais désormais dans mon sillage un rêve réalisable. Par de là la mort, la vie existe, plus belle que toute vie terrestre. Je me disais. Viendra le moment où je m’arrimerais de nouveau parmi les hommes. Serais je alors beau et riche, grand et robuste ? De tout cela, je n’aurais rien. Seulement un sourire, l’immortalité en plus.
Plus rien alors ne devait jamais altérer cette conviction. Je n’étais plus le même. J’étais enthousiaste, fébrile, joyeux, l’enfant du nouveau monde. Célébrant cette espérance, j’inventais un poème, une ballade dans les cieux. Son titre, « Je suis le Roi de mon monde ». J’écrivis 1 654 alexandrins. Tous suintaient le bonheur retrouvé, une indicible confiance dans l’avenir. Sur son socle, je composai une chanson, l’égrenant de rythmes. Dans chaque angle, Calypso, twist, valse et rock n’ roll. Parmi la nuit des temps, j’apportais mon obole. L’on m’entendit jusqu’à la prochaine constellation.
- Es-tu irréprochable ?
Devant moi, mon père, ma mère, des oncles, des amis. Morts depuis longtemps, balayés par des cancers, fauchés à la guerre, terrassés par l’âge. Tous bien plus vivant qu’ils ne furent jamais. Au meilleur de leur forme. Robustes, lumineux, gracieux. Aucune ride, aucune poche sous les yeux, jeunes et beaux. Déjà, ils m’encerclaient.
- Es tu seulement méritant ? se répandirent-ils ensemble.
Je voulais les embrasser, prendre ma maman dans les bras. Je félicitais l’incroyable alchimie qui les avait fait renaitre de leurs cendres. J’applaudissais Dieu et le ciel, Dieu et les hommes.
Malgré une immense joie, je restais paralysé.
Que voulait-il dire ? Avais-je mérité la vie ? La vie me méritait-elle ? Je restai silencieux.
- Comme tu ne réponds pas, nous allons dresser ton portrait tel qu’il figure dans les annales de la vie des hommes.
- Français de l’hexagone, 34 ans d’existence. Yeux bleus, châtain, 1,80 mètre. Tour de taille, 22. Pilosité légère. Traits fins, un point de beauté sur la jambe gauche, d’autres en masse sur le dos. Faits majeurs : diplômé de l’Ecole Heinhurd, promotion Eldorado. Thèse de fin d’étude. « La Sieste chez les mexicains, faits et mythes. » mention passable. Ignorés les zapothèques, négligés les Yaquis. Votre directeur de thèse lâche une remarque cinglante : « Sont ce les mexicains le sujet de votre thèse ». Du coup, l’on vous réoriente. Commercial chez Lacustre. Au bout de deux ans, votre Bilan de compétence est décevant. Aucun sens de l’initiative. « Vous êtes par trop introverti, peu adaptable. Le monde de l’entreprise ne vous convient pas. » Un temps, vous baissez les bras tout en livrant tout votre temps à l’admiration du Général de Gaulle et de Led Zeppelin. Vous allez aux célébrations militaires, les oreilles gonflées à bloc par Black Gog. Au bout d’un moment de Gaulle, vous lasse et vous apprenez que le fameux groupe anglais bat tous les records en plagiat. L’ennui vous dévorant, vous reprenez vos études. Vous apprenez le chinois. Quel choix entre le mandarin de Tianjin et celui de Chongqing ? Cette question perturbe votre scolarité. Malgré cela, vous baragouinez plus que vous ne parlez cette langue. Cependant vous qualifiez votre période chinoise de « rose » car au fond vous n’étiez pas si mal. D’ailleurs, vous chevauchez trois femmes, deux Chinoises pur-sang, l’autre sino africaine, une rareté en Chine. Vous l’avez rencontrée dans un bar glauque de Canton. Vous multipliez des faits d’armes. Vous les faites avorter sans état d’âme. Une maladresse, vous faites don à l’humanité d’un rejeton que vous ne reconnaissez pas. Pas fameux mais, rassurez vous, les écarts avec la morale ne nous encombrent pas. Vint la disgrâce. Vous tombez malade. La faute à une particule scélérate insérée dans le lait de maternel. Vous l’ingérez jusqu’à l’os. Votre tronc s’affaisse. Vous nous faites un drôle d’être humain, un cas. Puis
- Je connais bien le bonhomme, dit un jeune homme sortant du groupe, nous sommes morts à la seconde près. Il se rêvait mort mais son corps résistait. Cela m’a surpris car généralement dans un tel cas, on s’effiloche assez vite. Je m’attachais à lui, il redonnait vie à mon coeur alors presque éteint.
C’est alors qu’il dit le visage, gonflé par un sourire envahisseur.
- Me reconnaissez vous, cher ami, je suis le Professeur Alistair Ratzol ?
Malgré l’immense temps s’étant écoulé depuis ma mort, cet homme me répugnait encore. Je ne répondais pas, cherchant à détourner mon regard.
- Papa, me reconnais tu ? C’est moi, Anxmandae ! Comment le pourrais tu ? Tu ne m’as jamais rencontré. Tu ne m’as jamais vu. Tu n’as jamais su à quoi je ressemblais. Tu filais dans la vie, indifférent. Voilà, cette réalité. J’ai la peau un peu brulé, je ne suis pas tout à fait noir, pas tout à fait blanc mais je parle chinois sans accent. J’ai vingt ans de moins que toi. Cela m’en fait 520 depuis une semaine. Enfin, sur Terre, j’étais ton fils. C’est comme cela. Y’a rien à ajouter.
- Nous sommes tes parents.
- Papa, maman
- Nous avons vingt ans de moins que toi. A tous deux, cela nous fait 960 ans. Dans le ciel, les couples mariés peuvent cumuler leurs années de vie. Cela nous donne accès à des Terres reculées, comme la Nébuleuse d’Orion où nous vivons depuis un mois. Oui, il nous a fallu attendre tout ce temps avant de nous établir.
- Papa, Maman…
- Nous t’aimons depuis toujours, nous t’aimons, nous t’aimerons toujours. Nous sommes immensément heureux de te revoir mais ce que tu as fait ne ressemble pas à une belle musique. Pourquoi as tu décliné l’identité de ton fils ?
- Je ne sais vraiment pas de quoi vous parlez. Je n’ai jamais eu vent que j’étais père. Je n’ai aucun souvenir de cela.
- Pourtant, ne vois tu pas qu’il te ressemble ?
- Vous m’embarrassez. Après avoir trop longuement naviguer dans le ciel, j’ai oublié à quoi je ressemblais. Plusieurs fois je me retrouvais devant un miroir qui réfléchissait sur mon ombre. Toujours la même déveine, je ne me repérais pas. Le temps passant, je m’habituais à ne ressembler à rien, à rien du tout. Et j’ai rencontré des semblables, tout autant inexistant. Je m’y suis fait tellement bien que je oubliais mon physique. L’on me dit que j’étais autrefois un homme.
- Anxmandae… murmurent mes parents.
- Papa, tu es pleinement excusable. D’autant plus que je n’ai pas hérité de ta déveine. Mon ADN est nickel. Pas de maladie osseuse, le sang fluide. L’on m’a dit que je pourrais atteindre la centaine sans encombre. C’est exactement ce qui se passa. Je mourus à cent ans et un jour. Oh, une amabilité ! Je laissais à ma femme le privilège de monter dans l’espace un jour avant moi. Elle l’accepta l’offrande. Je la pleurais sur Terre.
- Je suis votre belle fille, surgit une femme. Je suis tout autant saine d’esprit. Mon mari m’a dit que vous ne ressembliez à rien. Donc, je ne suis pas surprise. Vous ne ressemblez a rien.
Soudain, une brume glisse sur les visages. L’instant d’après, le vide répand sous un épais silence. Plus rien à l’horizon.
Je poussais des essoufflements cosmiques à en perdre la raison. Naguère, j’avais émis le désir de ne plus me plonger dans mon passé de Terrien. Cette fois, il m’envahit de toutes parts. « Je suis tout cela » Alors qu’un temps je raffolais de souvenirs futiles. Cette fois, ce déluge d’information m’encombrait. D’ailleurs,
—— Suite à venir